Alain de Benoist: ‘Le monde moderne est sur la démesure, il est sur l’illimité’
Alain de Benoist: ‘Vous pourriez avoir une idée de l’idéologie dominante sans le politiquement correct, mais c’est vrai que le politiquement correct s’est intégré dans l’idéologie dominante.’
foto © Reporters
C’est la société du déni, de la démesure, de l’illimité.
Oui …oui ça a l’air de marcher. C’est tout neuf. Bon, je lis mes questions hein?
Alain de Benoist : Oui, oui.
Bon. Pour vous présenter, Alain de Benoist, aux lecteurs Flamands et Néerlandais qui ne vous connaîtraient pas, je voudrais commencer par une expression qu’au contraire ils connaissent tous – à tel point qu’on ne la traduit plus – celle de la «pensée unique». Dans votre livre «Mémoire vive» j’ai appris que c’est vous qui l’avez forgée en 1963…
AdB : Un peu plus tard je crois.
Non, c’est marqué dans votre livre.
AdB : Bon, environ 63.
Je dis, il y a un demi-siècle.
AdB : Mais je crois que j’étais le premier à l’utiliser, oui.
Oui, oui, et maintenant on connait depuis plusieurs années le terme contigu ‘politically correct’.
AdB : Oui, bien sûr oui.
Est-ce que vous avez le sentiment que nos hommes politiques, nos journaux, nos radios et télévisions, nos universités même vont de mal en pire sur ce point?
AdB : Oui, ça je crois que c’est évident. Il ne faut pas oublier que le ‘politically correct’, comme son nom l’indique, vient de l’autre côté de l’Atlantique, c’est une mode américaine qui a fait école en Europe et tout particulièrement dans le nord de l’Europe. Je pense que le nord de l’Europe est beaucoup plus politiquement correct que les pays latins, qui sont instinctivement plus rebelles. Mais enfin il faudrait voir évidemment dans chaque pays. Politiquement correct et pensée unique, ça marche souvent ensemble. C’est pas exactement la même chose, parce que politiquement correct à l’origine, c’est une espèce de puritanisme, subjectiviste, dans lequel il faut éviter toute formulation qui pourrait être considérée comme gênante, désagréable, humiliante vis-à-vis de tel ou telle, et puis à la fin ça a pris des proportions totalement délirantes, délirantes hein. La pensée unique, c’est une autre formule pour parler de l’idéologie dominante. Vous pourriez avoir une idée de l’idéologie dominante sans le politiquement correct, mais c’est vrai que le politiquement correct s’est intégré dans l’idéologie dominante. Donc les deux fonctionnent plus ou moins ensemble aujourd’hui, sans que ça soit exactement la même chose. Oui sinon oui, pour répondre à votre question, oui ça ne cesse de progresser. Je dirais même que… on croit toujours qu’on a atteint le fond, et on réinvente toujours des choses extravagantes. En France on a mille exemples. Un homme dans une… un homme avec une grosse barbe dans un émission de télévision on lui dit: monsieur. Il se lève, il dit: mais qu’est-ce qui vous autorisait à me …à considérer que suis un homme, or moi je me considère comme une femme. Ah bon, très bien. Ou la campagne féministe pour les pansements, pour qu’il y aient des pansements de couleurs adaptées et pas des couleurs roses parce que c’est du racisme, c’est un pansement raciste et cætera. Bon on va toujours… y compris les tableaux, les pièces de théâtre antiracistes qui sont interdits parce que l’auteur est un blanc et que un blanc ne peut pas être antiraciste, n’est-ce pas. Donc on arrive à des situations qui sont totalement grotesques. Heureusement d’ailleurs parce qu’elles sont tellement grotesques que l’immense majorité des gens trouve ça ridicule, c’est des filleries, à la limite tout ça les ennuie et personne n’en tient compte. Mais c’est vrai que ça se répand de plus en plus.
Bien que ça doit mener à des contradictions, même pour les gens qui emploient volontiers…
AdB : Bien sûr, mais vous avez des gens …maintenant des gens qui refusent, quand ils ont un enfant de dire que c’est un garçon ou une fille. C’est lui qui choisira. C’est l’idée en fait que on n’est déterminé, même potentiellement, en rien. Et que tout est une affaire de choix, sans qu’il y ait autre chose en amont de soi-même. Donc on se construit, on se définit à partir de rien, ce qui à l’échelle d’une société veut dire que le passé n’a rien à nous dire. Le passé n’a rien à nous dire, nous décidons par nous-mêmes de ce que nous allons faire et cætera, par le processus du contrat social, de l’échange marchand et cætera. Donc ça a l’air d’une anecdote, mais en réalité ça implique toute une conception du monde.
Oui, mais se définir soi-même c’est une tâche très lourde.
AdB : Le problème de l’identité est de toute façon extrêmement difficile. L’identité… moi j’ai publié un livre sur l’identité dans lequel je dis que l’identité ne devient problématique que lorsqu’elle est disparue ou qu’elle est menacée. Quand les gens ont une identité, personne ne s’interroge sur son identité. On s’interroge sur son identité parce que on est dans une époque où il n’y a plus de repères. On finit par ne plus savoir que faire ne plus savoir ce qu’on est, et par conséquent, voilà. Mais l’identité en réalité c’est toujours très, très complexe. L’identité a plusieurs facettes, chacun d’entre nous a une identité nationale, une identité linguistique, une identité religieuse, une identité sexuelle, une identité professionnelle, et toutes ces identités cohabitent plus ou moins bien, et nous n’y accordons sans doute pas la même importance. Il y a des facettes qui pour nous sont plus décisives que d’autres hein, voilà.
Oui, l’identité a été définie par Anne Morelli comme une pâte feuilletée.
AdB : Non, c’est une chose qui me frappe parce qu’il y a beaucoup de gens qui se disent identitaires aujourd’hui. Bien entendu, ils veulent dire que ils tiennent à l’identité, ils sont solidaires de l’identité de leur pays ou de leur culture ou de leur civilisation, ce que je trouve très bien, mais ils ne se rendent pas toujours compte que la notion d’identité est une notion très, très complexe. Beaucoup plus complexe qu’on ne le croit. Mais bon, c’est une saine réaction de dire j’ai une identité contre ceux qui ne veulent pas en avoir, bien sûr.
Alors, restons un peu plus dans l’actualité: après l’attentat de la préfecture, Emmanuel Macron a prononcé un mot problématique, celui de ‘vigilance’. Il demandait la vigilance des citoyens. Moi, cela me semble être une abdication puisque les citoyens devraient eux-mêmes résoudre les problèmes qui normalement sont considérés comme la chasse gardée des services de renseignement, ou de police ou de l’armée. Et l’avocat Régis de Castelnau que vous connaissez sans doute…
AdB : Oui, je le connais.
…trouvait ce terme détestable.
AdB : Oui, déjà il faut dire une chose c’est que le mot vigilance est très utilisé dans le langage de la pensée unique. En général, il faut être vigilant contre le retour des années trente, faut être vigilant contre la remontée du racisme, il faut être vigilant devant les résurgences du fascisme et cætera. C’est un mot, une sorte de mantra. Bon, dans le contexte de l’attentat de la préfecture de police effectivement un petit peu différent, mais c’est un mot qui ne veut rien dire parce que quand on dit aux gens: vous savez, il faut être vigilant … et bien les gens, ils vivent normalement.
Oui, mais ça crée une suspicion vis-à-vis des…
AdB : Bien sûr, oui, oui mais bien sûr. On entre dans une société de soupçon généralisé. Ça je crois que c’est très important de le dire, et on entre en même temps dans une société du déni. Vous savez, Péguy disait: il faut voir ce que l’on voit. Et aujourd’hui on est dans un monde où les gens ne veulent pas voir ce qu’ils voient.
Bien, les gens le voient mais il y en a d’autres qui ne veulent pas voir.
AdB : Les dirigeants, l’oligarchie, les médias.
Oui, ceux-là ils ne…
AdB : L’attentat de la préfecture de police est un très bon exemple hein, parce que: qu’est-ce qui a été dit? Tout de suite c’est: Tout à fait extraordinaire ! un type est devenu fou, il a tué quatre personnes. Bon, tout de suite ça n’a rien à voir avec l’islam, hein, rien du tout. D’ailleurs c’était un pauvre type, un peu handicapé, il était sourd, il était Martiniquais, puis il s’est engueulé avec sa femme. Bon, puis on dit: oui mais attention, il était quand même musulman. Ah oui, mais il s’était converti très récemment. Ah oui, mais on aperçoit qu’il s’était converti en fait il y quinze ans. Ah oui, il y a quinze ans, mais enfin, écoutez, c’est pas pour ça que ça en fait un terroriste. Ah mais non, mais il avait dit que l’attentat du Bataclan ou de Charlie Hebdo c’était très bien. Oui, mais vous savez, ça a été rapporté par des gens. Bon, toujours on…
On va toujours un pas plus loin.
AdB : Quand il y a eu l’incendie de Notre-Dame de Paris, dont les causes ne sont toujours pas connues, la première chose qu’on a entendu: C’est un accident! Or il était impossible de savoir quelle cause c’était parce que l’église était encore en train de flamber, aucune commission d’enquête n’avait pu aller voir s’il y avait des traces de mise à feu, si il y avait de ça… et ils posent: c’est un accident, ça n’a rien à voir avec le terrorisme, ça n’a rien à voir avec l’islam. Donc l’islam n’a rien à voir avec l’islamisme, l’islamisme n’a rien à voir avec le terrorisme, et les terroristes en général sont des fous, c’est des gens déséquilibrés. Donc c’est extraordinaire, le nombre des déséquilibrés, maintenant. Donc c’est le déni. C’est le déni. Et c’est le déni dans tous les domaines: déni vis-à-vis des [??] climatiques, le déni vis-à-vis du déclin scolaire, le déni vis-à-vis de la montée du chômage, le déni …enfin bon, et cætera et cætera. On est dans la société du déni. Et ça, c’est évidemment quelque chose d’assez typique parce que il y a une époque, il y avait des problèmes, on essayait de résoudre les problèmes. Aujourd’hui on essaye de dire qu’il n’y a pas de problèmes. Bon, l’immigration, il n’y a pas de problèmes: pourquoi voulez-vous qu’il y aient…il y a toujours eu de l’immigration. Il n’y en a pas plus aujourd’hui, il n’y a pas plus d’étrangers aujourd’hui qu’il y a trente ans. Eh bien oui, parce que entre-temps on a naturalisé tout le monde hein. Donc, et cætera et cætera: c’est la société du déni.
Oui, mais Macron, est-ce qu’il se rendrait compte que… un mot comme vigilance, ça incite à …peut-être à des émeutes même.
AdB : Macron est connu pour avoir parlé un peu vite, ou employé des mots qui n’étaient pas très appropriés, à plusieurs reprises hein! En plus il sait toujours son système ‘en même temps’ hein, il se rend bien compte qu’il y a une… quand les sondages vous disent que soixante-dix pour cent des Français pensent que… sont contre le voile sur la voie publique, pensent qu’il y a trop d’immigrés et cætera, bon, il le sait bien. Donc il ne peut pas faire comme si ça n’existait pas mais il essaye toujours de balancer parce que il sait bien que si il prend une position un peu plus dure, on va lui reprocher de s’aligner sur Marine Le Pen, on va lui reprocher d’avoir trahi des engagements, il y a tous les lobbys favorables aux migrants, et c’est pas simple hein. Il est devant une société actuellement qu’il essaye de louvoyer, mais le résultat quand on louvoie, c’est qu’on finit par mécontenter tout le monde.
Alors, vous avez toujours refusé de diaboliser le Front National, ou Rassemblement National, pour lequel pourtant vous ne votez pas, d’après ce que je lis. Et vous considérez la lutte «antifa» grotesque, enfantine peut-être. Mais quelles sont précisément vos réserves vis-à-vis du parti de Marine Le Pen ?
AdB : Euh, j’ai pas de réserves fondamentales, simplement le …premièrement j’ai toujours essayé de me situer par rapport à des idées, et pas par rapport à des partis politiques, parce que je ne suis pas moi-même un acteur de la vie politique. Je suis un observateur mais pas un acteur. Donc, porter des jugements sur les partis, à la limite je trouve que ce n’est pas très intéressant. Dans le cas du Front National, devenu Rassemblement National, il faut bien voir que ce parti a beaucoup évolué. Il a passé par des positions libérales, puis antilibérales, puis pour la sortie de l’euro et de l’Europe, puis contre, puis, bon il eut pas mal d’évolutions, donc on ne peut pas être d’accord avec toutes les évolutions. On est forcément d’accord éventuellement à tel moment, et pas à tel autre. Donc c’est la raison pour laquelle j’ai pas pris position là-dessus. Moi, mon rôle est plus en amont si vous voulez: de voir, d’étudier l’époque dans laquelle nous sommes, d’identifier le moment historique que nous vivons, [??] quels sont les grands déplacements d’opinion, les grandes transformations du paysage politique et idéologique, et de porter [??] naturelle possible à ce qu’on appelle la politique politicienne hein, tout simplement.
Ce sont des changements qui ne sont pas facilement repérables, hein?
AdB : Oui, c’est un peu le travail de l’intellectuel de les repérer. Et on commence quand même à les repérer aujourd’hui, même si dans une époque de transition c’est toujours assez difficile. On voit bien que il y a une radicalisation de tous les côtés. On voit bien qu’est l’accélération de certains processus de désagrégation sociale. On voit bien qu’il y a un effondrement des partis traditionnels au profit de ce qu’on appelle les populismes. On voit bien toutes ces choses-là quand même. Donc il faut en être conscient.
Oui, et les voir d’abord.
AdB : Et les voir, il faut voir ce qu’on voit, oui.
Oui, bon, Alain Finkielkraut a dit, hier je crois, chez Élisabeth Lévy, parce que je suis l’émission L’Esprit de l’Escalier…
AdB : L’Esprit de l’Escalier, oui, je la regarde aussi.
…il a dit: « Il se produit sous nos yeux une islamisation progressive, de portions toujours plus importantes du territoire français. Il est impératif de réagir, politiquement, socialement, et s’il le faut par les moyens du droit. » Oui, et sans doute pense-t-il, et peut-être même d’autres moyens. Mais qu’est-ce que vous en pensez, de cette évaluation?
AdB : Bien, les généralisations ont toujours leurs limites. Quand Finkielkraut dit qu’il y a une expansion de l’islamisation, oui, c’est vrai, c’est vrai. En quoi est-ce qu’elle consiste exactement, comment est-ce qu’on l’a définit, est-ce que ça veut dire qu’il y a plus de mosquées, est-ce qu’il y a plus de voiles dans les rues ? C’est vrai aussi, ça dépend des endroits bien entendu, parce que l’immigration est très inégalement distribuée dans toute la France…
Comme ici d’ailleurs.
AdB : Comme en France vous avez ce fameux département de banlieue, le neuf-trois, quatre-vingt-treize hein,[5] qui est un département maintenant où quatre-vingt pourcent des naissances sont des naissances extra-européennes. Donc c’est …là il y a une concentration extraordinaire. Alors qu’est-ce qu’on peut faire pour limiter ça, c’est un autre problème, parce que quand Finkielkraut dit les moyens de droit, le problème c’est que malheureusement les juges ont tendance à favoriser… à interdire les mesures qui essaient de ralentir l’immigration, de lutter. Vous avez le rôle de l’idéologie des droits de l’homme qui joue entre eux parce que le débat sur le voile c’est vraiment ça hein. Il y a ceux qui considèrent que le voile c’est un geste d’affirmation communautariste, militant, d’autres qui disent mais non c’est purement religieux, et puis ceux qui disent eh bien, on a le droit de s’habiller comme on veut, c’est de plus un droit de l’homme, bon. C’est, tous ces débats sont empoisonnés parce que les mêmes arguments dans un sens ou dans l’autre reviennent en permanence, et finalement tout ça ne change rien sur le fond, c’est-à-dire que les grandes tendances de fond se poursuivent. L’immigration se poursuit et même s’accélère, l’islamisation sans doute se poursuit et s’accélère, au moins dans un certain nombre d’endroits, de banlieues, de régions et cætera, et moi je ne vois pas très bien ce que l’on peut faire, si l’on n’envisage pas un bouleversement assez général parce que sans ça on agit toujours à la marge, en modifiant des petites législations. Alors on dit il y des droits d’asile et des demandes de droit d’asile, alors on va examiner les demandes plus rapidement, ou moins rapidement. Comme de toute façon les gens qui demandent l’asile et qui se le voient refusé, ne sont pas expulsés, donc ils s’installent, c’est exactement… on est dans le vide hein, on est dans le vide. C’est ça d’ailleurs qui est assez dramatique.
Oui, certainement. Bon, plus dans le sens de votre dernier livre, vous dites quelque part: «J’ai toujours combattu l’idée jacobine d‘une France ‘une et indivisible’.» Tu as de la sympathie pour l’Europe des régions, «même si je crois que les vielles nations doivent aussi trouver leur place.»
AdB : Oui.
Dès lors, comment voyez-vous les différents mouvements autonomistes, voire indépendantistes en Flandre en Catalogne, l’Écosse… et le Brexit d’ailleurs?
AdB : Ma réponse de principe, si vous voulez, Brexit c’est un peu différent. Ma réponse de principe, c’est que je suis favorable à tous les mouvements, soulèvements de peuples, de recherches d’autonomie et cætera. Évidemment, après il y a beaucoup d’équivoques qui commencent. Est-ce que l’autonomie c’est la même chose que l’indépendance, par exemple? Ça c’est un problème. Dans certains cas oui, dans d’autres non. Est-ce que la légitimité de ces mouvements est toujours la même? Non, sans doute pas. Je veux dire que lorsqu’on est dans des minorités brimées, et qui n’ont pas le droit de s’exprimer, qui n’ont pas le droit d’utiliser leur langue ou leur culture, là les choses ne font pas un problème. Maintenant si vous prenez la Catalogne, la Catalogne est un cas un peu différent, hein. Les Catalans ne sont pas du tout en position subordonnée. Ils sont très dominants en Catalogne, on n’entend …donc, moi je vais en Catalogne, j’entends presque jamais l’Espagnol, hein. Je n’entends que du Catalan, tous les [??] sont en Catalan, tous les cours à l’école sont en Catalan. Les Bretons en France, ou les Corses rêveraient d’avoir le centième de ce qu’ont les Catalans. Donc, je veux dire que les situations ne sont pas toujours exactement les mêmes. Mais il y a une position de principe. Dans la fameuse classique trilogie du peuple, de l’état et de la nation, je mets les peuples en premiers. Voilà. Je n’aime pas le jacobinisme, parce que je trouve qu’il a appauvri la France, qu’il a… que l’unité française s’est faite au détriment des cultures régionales, qu’il … ça entraînait une centralisation dont nous souffrons manifestement, et donc je suis en désaccord avec les nationalistes ou souverainistes qui sont hostiles à toutes les minorités. Ma position de principe c’est que les peuples doivent pouvoir décider pour eux-mêmes. Si on prend les Catalans, là aussi c’est très difficile parce que le rapport des forces aujourd’hui c’est à peu près un contre un. Vous avez à peu près la moitié des Catalans qui veulent être indépendants, la moitié des Catalans qui ne veulent pas l’être. Donc…
Ça pourrait changer avec les peines de prison de treize ans.
AdB : Bien sûr, bien sûr que ça peut changer. Le problème c’est que dans l’instant la situation est très tendue, très violente même, mais c’est très partagé hein. S’il y avait quatre-vingt pour cent de partisans de l’indépendance, ça serait plus facile. Mais c’est pas le cas. Mais en tout cas, moi, ma position est: il y a d’abord une position de principe, je suis pour le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, je suis, je pense que un pays est riche de ses composantes, et ne doit pas chercher à les appauvrir ou à les faire disparaître au profit d’un modèle unitaire ou central. Donc je soutiens les Bretons, les Corses, comme je soutiens les Flamands et cætera et cætera.
Et les Normands.
AdB : Les Normands vous voyez, les Normands ne demandent pas beaucoup à être autonome, mais enfin, oui, j’aime bien, fais partie du mouvement normand d’ailleurs, c’est le seul parti dont je fasse, le seul mouvement dont je fasse partie. Mais je suis conscient en même temps qu’il y a une position de principe, théorique, et que sur place c’est pas toujours la même chose. Que, au Kashmir par exemple c’est sans doute un peu plus compliqué, que la Crimée c’est encore un peu plus compliqué, parce qu’il y a ceux qui veulent faire sécession, puis il y a ceux qui au contraire veulent être rattachés. Alors le Brexit, le Brexit, le Royaume Uni quitte l’Europe, sans doute pour se rapprocher de l’Amérique, mais il y aura des problèmes parce que les Écossais eux ne veulent pas quitter l’Europe. Alors est-ce que les Écossais vont proclamer leur indépendance pour quitter l’Angleterre? Qu’est-ce qui va se passer en Irlande, où là aussi on s’attend à une reprise des tensions, des violences en liaison avec les conséquences du Brexit. Don, voilà hein. Mais c’est vrai, je suis un antijacobin, je suis dans un modèle [??] je suis plus fédéraliste, et c’est vrai que en même temps, même si je suis hostile au modèle de l’état-nation, je vois bien aussi que il y a des nations très anciennes qui sont là depuis longtemps. Ils ne vont pas disparaître, c’est évident hein. La France ne va pas disparaître, l’Espagne ne va pas disparaître, d’autant plus qu’en France vous avez des cultures bien vivantes, bien minoritaires mais une grande partie de la France qui elle n’est pas du tout dans ce créneau, donc je ne crois pas que on soit devant une alternative: les nations ou les régions. On est plutôt dans une alternative: quel genre de nations? Les nations organisées d’un point de vue fédéral, ou les nations organisées d’un point de vue jacobin. C’est plus ça, le problème.
Oui, oui …en 1981 vous avez dénoncé la conquête du monde par la logique du marché, et vous avez désigné les États-Unis et l’individualisme libéral comme ‘l’ennemi principal’.
AdB : Oui, oui.
Je ne dois pas dire ça, mais moi j’approuve.
AdB : Vous le dites, c’était en quatre-vingt-un. J’avais un certain mérite parce que à ce moment-là le système soviétique était toujours présent, n’est-ce pas? Et les gens de droite en général, c’était d’abord l’anticommunisme, côte à côte avec les libéraux. Mais je voyais bien que le système soviétique n’était certainement pas idéal, mais que l’alternative qu’on nous proposait, on allait vite s’en rendre compte que c’était pas non plus idéal. Et finalement c’est ce qui s’est passé, à commencer d’ailleurs par les peuples des pays d’Europe de l’Est, ou d’Europe centrale et orientale, qui ont évidemment très content d’être libérés de la domination soviétique, mais qui en très vite réalisé qu’ils se faisaient des illusions sur le paradis libéral, occidental et que beaucoup d’entre eux… et comme conséquence que maintenant certains d’entre eux en Allemagne de l’Est, en Russie qui regrettent le temps du communisme, parce qu’ils sont tout en bas de l’échelle sociale, et finalement à cette époque-là ils vivaient mieux qu’aujourd’hui paradoxalement.
Oui, je dois dire que j’ai une amie Bulgare, qui vit à Sofia, qui était – au moins son mari décédé était – un grand membre du parti communiste, donc ils, pendant le communisme, ils n’avaient pas de problèmes, et maintenant elle me montre Sofia et elle dit – pourtant elle a une grande entreprise donc après le communisme elle n’a pas hésité à devenir ‘capitaliste’ disons hein – mais elle dit: c’était mieux avant, il n y avaient pas de mendiants dans les rues et moins…
AdB : Tout le monde avait un logement, il n’y avait pas de mendiants, il y avait moins de criminalité, les gens pouvaient manger quelque chose …j’ai aussi des amis à Sofia, donc Bulgarie, qui disent tout à fait la même chose. Et oui, c’est le paradoxe, c’est le paradoxe de l’histoire, on a vu les maux, les méfaits d’un système, maintenant on voit les méfaits de l’autre. La différence c’est que le système soviétique ne régnait pas sur la totalité du monde alors aujourd’hui l’idéologie libérale, c’est l’idéologie dominante du monde entier, ou dans la plus grande partie du monde en tout cas.
Oui. Vous dites autre chose: « Le problème, aujourd’hui, est que la démocratie représentative ne représente plus rien.» Cette critique centrale du libéralisme n’est pas nouvelle, elle a été…
AdB : Non, ça remonte à Rousseau.
Oui, oui c’est un Rousseauisme, mais elle soulève la question : quel autre système de démocratie pourrait prétendre vraiment représenter?
AdB : Des sociétés plus directes, des démocraties plus directes. Des démocraties dans lesquelles les gens exercent eux-mêmes le pouvoir, au moins pour ce qui les concerne, c’est-à-dire le mélange de principes de subsidiarité et de démocratie directe.
Qui est réalisé en Suisse par exemple.
AdB : Comme en Suisse avec les référendums d’initiative populaire. Les gilets jaunes n’étaient pas du tout un mouvement antidémocratique. C’était un mouvement qui voulait plus de démocratie, et qui se rendait bien compte que la démocratie représentative et parlementaire est arrivé à un point où la souveraineté parlementaire s’est substitué à la souveraineté populaire. C’est ce que disait Rousseau: le peuple perd sa souveraineté dès lors qu’il la délègue à des représentants qui n’ont pas de compte à rendre.
Il est souverain un jour.
AdB : Oui, c’est ça effectivement.
Non mais c’est vrai. J’ai vécu pendant quelques années à Genève, et là j’ai vu les référendums et tout ça. Chaque mois il y avait deux référendums, au moins et….
AdB : En France on cumule les inconvénients des deux systèmes, les inconvénients de la démocratie libérale, où les représentants ne représentent pas, et avec le système jacobin qui décide à la place des gens et à la place de régions et à la place des communes et des villes. On cumule vraiment les deux inconvénients, donc les gens sont doublement dépossédés. Et comme en plus ils se retrouvent maintenant en état d’insécurité culturelle avec l’immigration et en état d’insécurité sociale en raison de la dégradation des revenus, des modes de vie, tout cela devient explosif.
Oui c’est vrai. Bon, une question un peu plus philosophique, parce que vous êtes philosophe après tout, hein. Une de prouesses du libéralisme est d’avoir neutralisé les aspirations fanatiques des différentes religions en introduisant un mécanisme décisionnaire formel de cinquante un pourcent: « Auctoritas, non veritas facit legem.» On tolère des comportements et des attitudes, qui pour autant ne sont pas des droits. On tolère, mais ce n’est pas un droit.
AdB : Oui, mais ça c’est une vieille problématique qui remonte historiquement aux guerres de religion. Le libéralisme a été un moyen de sortir du conflit des fanatiques d’un côté et de l’autre. Le problème c’est que on est sorti en croyant que la meilleure solution était d’adopter une neutralité axiologique, pour prendre le terme philosophique, c’est-à-dire que les pouvoirs publics sont absolument neutres, ils ne disent rien concernant ce que Aristote appelait «la vie bonne» c’est-à-dire le mode de vie et cætera, et on est tombé à ce moment-là dans un autre excès, qui a été d’abord le relativisme généralisé, hein, toutes les opinions sont bonnes quelqu’elles disent, tout le monde peut faire ce qu’il veut s’il ne nuit pas aux autres, donc les gens sont libres de se nuire à eux-mêmes, il n’y a plus de sens de l’excellence de soi, de «telos» hein, au sens grecque du terme. Ça c’est le problème de la neutralité axiologique, et c’est la raison pour laquelle aujourd’hui on a ces débats impossibles dans le domaine de la bioéthique par exemple, où les pouvoirs publics veulent intervenir sans pouvoir s’appuyer sur une conception substantielle du bien, et notamment du bien commun. Ou le problème de la laïcité, dans lequel on s’empoigne pour savoir si la laïcité c’est de reconnaître à égalité toutes les religions, ou de les rabattre sur la sphère privée et cætera, et tous ces débats qui n’en finissent pas et qui ne débouchent eux aussi sur rien du tout hein.
Non.
AdB : Le crédit qu’on pourrait donner historiquement au libéralisme est d’avoir, comme vous le dites modéré un certain fanatisme. Malheureusement il en a libéré d’autres hein, parce que le fanatisme de l’idéologie dominante et de la pensée unique et du politiquement correct, c’est aussi un fanatisme et le libéralisme là ne retrouve rien à y redire.
Non. Qu’est-ce que je pourrais demander encore… peut-être pourriez-vous expliquer un peu plus amplement ce qu’est l’ «erreur anthropologique» dans le libéralisme?
AdB : Ah, l’erreur anthropologique – j’ai repris l’expression du théologien et philosophe anglais John Milbank – l’erreur anthropologique: à la base de toute idéologie vous avez une conception de l’homme. Il y a la conception chrétienne de l’homme, il y a la conception kantienne de l’homme, la conception cartésienne, enfin et cætera et cætera. Et cette conception de l’homme, qui fonde une anthropologie, on en trouve évidemment il y a une anthropologie libérale. Et l’erreur anthropologique, c’est à mon sens, c’est de considérer l’homme comme essentiellement mû par l’égoïsme, par la recherche de son meilleur intérêt matériel et son meilleur profit privé. Or, c’est certainement l’une des choses que fait l’homme, mais il ne fait pas que ça: il est également susceptible parfois de donner sa vie pour des choses qui sont immatérielles, qui ne sont pas évaluables en quantité, ne sont pas de l’ordre du calculable ou du quantifiable. Et cette façon dont l’individualisme libéral attribue, et légitime en même temps, une recherche permanente de …d’enrichissement, de profit, d’augmentation, de toujours plus – toujours plus n’est pas toujours mieux – donc c’est je crois un des points faibles de l’anthropologie libérale qui est une anthropologie qui mutile finalement l’être humain.
Oui, de toute façon, toujours mieux, toujours plus, c’est impossible.
AdB : Ça remonte à l’ancien régime hein, oui c’est ce que les Grecs appelaient l’hubris, n’est-ce pas, la démesure. Le monde moderne est sur la démesure, il est sur l’illimité. Il n y a jamais de fin, il n y a jamais de trop, à une quantité donnée on peut toujours ajouter une unité supplémentaire, donc toujours plus, toujours plus. Toujours plus maintenant ça aboutit à la dévastation du monde, à l’épuisement des réserves naturelles, à la disparition des repères enfin…
C’est au fond intenable.
AdB : Tous les phénomènes que nous voyons aujourd’hui se développer et qui rendent la société à la fois incompréhensible et intenable.
Oui. Bon, l’idée de tolérance libérale – c’est une autre question qui m’a été suggérée par un ami philosophe – nécessite que l’individu « déboîte » si je peux dire ses convictions religieuses de ses droits de citoyen. Ce clivage libéral implique donc une ‘Verfremdung’, potentiellement une non-identité même.
AdB : Oui, je pense. Vous savez la tolérance, en plus il y a beaucoup à dire sur la tolérance libérale parce que, en réalité les libéraux ne sont pas tellement tolérant hein. Moi je ne connais pas de libéral qui considère une proposition antilibérale comme équivalente à une proposition libérale. Donc il y a une espèce d’attitude comme ça. Alors si… là aussi on remonte à l’ancien régime évidemment. La philosophie des Lumières cherche à déposséder l’Église de son emprise sur les esprits et cætera, appelle à plus de tolérance, de libre examen, de libre critique et cætera – moi je ne suis pas du tout contre cela hein – mais aujourd’hui on voit bien que dans cette société libérale jamais l’intolérance n’a été aussi grande. Il suffit de sortir de la pensée unique, de ne pas partager les présupposés de l’idéologie dominante pour qu’on apparaisse comme un hérétique, comme quelqu’un qui est mal pensant, quelqu’un qu’il faut ostraciser, marginaliser. C’est toute l’équivoque de la philosophie des Lumières. La philosophie des Lumières s’est faite sur l’idée d’émancipation, et elle a effectivement émancipé les gens d’un certain nombre de contraintes, mais elle les a soumises immédiatement à d’autres formes d’aliénation. C’est la question qui était posé par les deux grands théoriciens de l’École de Francfort, Max Horkheimer et Théodor Adorno: pourquoi est-ce que la modernité n’a pas tenu ses promesses? Voilà…
Oui, parce que c’était impossible ? Bon, je crois que, je vois qu’on a déjà quarante minutes.
AdB : Oui, je crois que c’est bien. De toute façon vous savez, si vous voulez rajouter quelque chose, vous pouvez toujours m’envoyer un email, et puis moi je vous fais une réponse tout de suite hein.
Mais si vous voulez ajouter quelque chose que j’ai oublié de vous demander…
AdB: Non, parce que à la limite on peut parler de tout hein… tout est intéressant et plus, dans une interview je pense quand on parle trop de choses différentes, les gens ne voient plus les points essentiels, et il vaut mieux prendre un sujet, puis une autre fois on prend un autre sujet.
Donc, j’arrête.
AdB : On arrête.
Voilà.
Marc Vanfraechem (1946) werkte voor Klara (VRT-radio); vertaler, blogger http://victacausa.blogspot.com sinds 2003. Hij schrijft het liefst, en dus meestal, artikels met daarin verwerkt vertaalde citaten van oude auteurs, die hem plots heel actueel lijken.
Bestuurlijke nalatigheden die rampen erger maken dan ze hadden moeten zijn… dat soort zaken kwam al voor in de vierde eeuw voor Christus.